Comment aborder un poème strictement illisible ?
Devant nous, une page avec des blocs, des lignes, du noir et du rouge. Elle a été dessinée avec un marqueur, il paraît.
C’est un dessin abstrait.
Non ?
En fait, cette œuvre se veut poème, et non pas dessin. La distinction est importante: lire n’est pas la même chose que regarder. En regardant, on appréhende vite la composition, l’image dans sa globalité. Après, on peut examiner de près des détails. Le regard est compréhensif, rapide et unifiant.
L’action de lire implique de se focaliser d’abord sur les « mots » et les « phrases », puis de les suivre dans leur déambulation sur la page pour arriver à la composition globale. La lecture a une direction, voire plusieurs possibles. Le rythme et la vitesse de lecture importent aussi sur l’expérience de l’œuvre — aspects que contrôlent seule le.a lecteur.ice ; la mise en page sème des indices qu’i.elle peut saisir.
Nous sommes en train de lire un poème asémique, c’est-à-dire, sans contenu sémantique, sans aucun sens verbal [1]. Il est fait avec une écriture asémique, c’est-a-dire écrit a la main, mais sans mots.
L’écriture asémique (asemic writing) est un courant poétique qui est difficile à définir. Prenons un détour vers ses inspirations majeures: la calligraphie — en particulier la calligraphie chinoise, et la poésie visuelle.
La Calligraphie
Le mot calligraphie « art de bien former les caractères d’écriture [2] » était synonyme d’écriture uniforme et facile à lire jusqu’à l’arrivée de l’imprimerie en occident. Tous les livres étaient écrits à la main, et la lisibilité était leur qualité la plus importante. La calligraphie servait à mettre le sens des mots en évidence et devait surtout être efficace et régulière.
En Chine, cependant, la calligraphie a un statut, tout à fait différent. Dès le 1er siècle, le style de l’herbe folle, le cǎoshū (草書) émerge, bien avant qu’un style régulier soit standardisé. Depuis ses débuts, l’écriture est une occupation intellectuelle et artistique. La calligraphie en elle-même est un art distinct de la peinture. Le maître calligraphe est vénéré pour sa manière personnelle de donner forme et émotion à ses signes. En cǎoshū, les textes sont souvent illisibles ou presque sauf connaissance du texte au préalable.
Les poètes asémiques qui s’y sont intéressés, mentionnent Huai Su (懷素) et Zhang Xu (張旭), deux calligraphes connus pour être particulièrement audacieux et particulièrement
illisibles dans leurs œuvres [3]. En calligraphie il y a un jeu d’équilibre entre maîtrise et lâcher-prise. Le geste est (le plus souvent) très contrôlé, mais paraît spontané. Huaisu (懷素) et Zhang Xu (張旭) faisaient leurs chefs-d’œuvre en état d’ivresse. Le style de l’herbe folle exige beaucoup de maîtrise et beaucoup de lâcher-prise à la fois.
La Poésie Visuelle
Autre précurseur important, plus direct, elle est un courant poétique qui joint le mot et l’image, issue elle-même des agissements artistiques et poétiques éparpillés au fil du vingtième siècle. On peut y mentionner la poésie concrète, le lettrisme et Isidore Isou, Henri Michaud, Carlfriedrich Claus, Paul Klee, et les compositions typographiques DADA, parmi des nombreux autres.
Contrairement à d’autres types de texte, les mots y sont matérialisés.
Une œuvre littéraire est immatérielle. Un exemplaire de Harry Potter et le prisonnier d’Azkaban en hardcover est exactement le même ouvrage qu’une édition en paperback, même s’il utilise une autre police, est imprimé sur un autre papier et sur des pages plus grandes [4]. Seuls les mots constituent l’œuvre, indépendamment de leur apparence matérielle.
Dans la poésie visuelle, les mots se mélangent avec des matières aux aspects esthétiques. Par exemple, des lettres d’une publicité ou un collage des photos, ou bien encore le caractère typographique d’un document administratif. Le mélange des mots issus des divers contextes est capital.
Le mot qui a été découpé d’une publicité, par son aspect typographique coloré, ne porte pas les mêmes connotations que le même mot écrit sur une machine à écrire, ou bien écrit a la main. La syntaxe n’est plus seule, et doit laisser de la place à un type de lecture plus proche de comment on regarde une œuvre picturale.
L’écriture asémique
L’écriture asémique est quelque chose d’assez banal. C’est quand on marque une page en faisant semblant d’écrire. C’est quand on teste un nouveau stylo.
Pendant le vingtième siècle, il y a eu de nombreux artistes qui ont fait des expériences avec les traces laissées par le geste spontané ou non. Hans Hartung, Gutai, Christian Dotremont et Cy Twombly y sont des exemples, mais cela restait largement dans la sphère des arts visuels.
En 1997, que le terme « asémique » est inventé par les poètes Tim Gaze et Jim Leftwich pour décrire leurs œuvres, poésie illisible écrite à la main [5]. Ces types d’écriture, ces marques, deviennent un champ poétique.
L’écriture à la main est riche de connotations, tout comme la calligraphie chinoise. Elle témoigne d’un geste, d’une émotion, d’une personnalité. Libérée du devoir de la lisibilité, même libérée de la lettre, l’écriture asémique s’empare des sens non verbaux. Il y a volonté d’une poésie universelle, lisible par toutes et tous subjectivement, permettant une infinité de sens [6]. Elle rejette une interprétation unique encore plus radicalement que la poésie jusqu’alors.
Regardless of what you think about asemic writing, it is something else, and whatever you think about it will limit you in your pursuit of an understanding of it. It is not, for example, a relationship of nearness to the semic. It is, perhaps, the nearness itself, or an aspect of that nearness, a facet – which is always a between-space: provisional, ad hoc, partial. Jim Leftwich, The Nearness of Asemic Writing, 2018
Language, Line and Poetry
Ce recueil de poèmes asémiques est édité par la maison d’édition suédoise de poésie visuelle Timglaset [7]. Leurs tirages sont petits, environ cinquante et cent exemplaires de chaque livre avec des reliures, surtout pas chers. L’écriture asémique reste indépendante, une niche d’auter.ices, dont fait partie la poète canadienne Dona Mayoora9.
La Lecture
Finalement, j’ouvre le livre, un univers presque exclusivement rouge et noir. Les compositions sont préméditées, strictement géométriques. En tant que lecteure, je joue à lire d’abord une page, puis la regarder comme un tableau. Je suis un rythme agressif, puis me repose sur le grand rectangle noir en bas de la page. J’y vois presque des partitions. Cette lecture inhabituelle me laisse comprendre qu’il y a des sentiments que le français ne peut pas exprimer.
Si vous êtes tenté.e.s de faire l’expérience vous-mêmes, vous pouvez consulter son livre précédent, Listening to Red, que Timglaset met gratuitement à disposition en PDF.
Notes
• 1 Le terme francais asémique est une traduction de l’anglais « asemic »
• 2 Dictionnaire de l’Académie Française, 9ème édition, 1992
• 3 Tim Gaze & Michael Jacobson, An anthology of Asemic Handwriting, Punctum Books, 2013
• 4 Georg W. Bertram, Kunst : Eine philosophische Einführung, Reclam, 2018
• 5 Jim Leftwich, Asemic Writing: Definitions & Contexts: 1998–2016, 2016
• 6 Jim Leftwich, The Nearness of Asemic Writing, 2018
• 7 maison d’étdition Tinglaset
Sources des images
• jim leftwich, « asemic writing » / « spirit writing » LAFT 39, 1997
• extrait de Quatre Poèmes (古詩四帖), Zhang Xu (張旭), encre sur papier, 29.5 x 195,2 cm, Liaoning Provincial Museum, Shenyang
• extrait de Autobiographie (自敘帖), Huaisu (懷素), Handscroll, encre sur papier, 28,3 x 755 cm, National Palace Museum, Taipei
• vignette, en-tête, Dona Mayoora, Language Lines & Poetry, Timglaset, 2020, reliure spirale, 30 x 21 x 1 cm, impression numérique photos par Barbara Hvidt